Si un travailleur s’estime victime de plusieurs discriminations au travail et qu’en plus, il aurait été licencié en raison de ces discriminations, quels recours légaux s’offrent à lui ? Dans quelle mesure peut-il cumuler ses demandes de réparation ?
Cumul de discriminations
Depuis 2007, la Belgique s’appuie sur trois lois fondamentales, toutes datées du 10 mai 2007 (la loi « anti-discrimination », la loi « genre » et la loi « anti-racisme ») pour encadrer et sanctionner les actes discriminatoires (notamment au travail).
En juin 2023, face à un constat « de cumul » et « d’entrelacement »[1] des critères de discrimination prévus, une nouvelle législation[2] a posé les nouveaux principes de discrimination « cumulée » et « intersectionnelle ».
Des définitions légales sont fixées et des exemples sont donnés à la lecture des travaux préparatoires[3] :
La discrimination cumulée : « une situation qui se produit lorsqu’une personne subit une discrimination suite à une distinction fondée sur plusieurs critères protégés qui s’additionnent, tout en restant dissociables ». Exemple : une personne est discriminée à la fois pour son orientation sexuelle et pour son état de santé.
La discrimination intersectionnelle : « situation qui se produit lorsqu’une personne subit une discrimination suite à une distinction fondée sur plusieurs critères protégés qui interagissent et deviennent indissociables ». Exemple tiré directement des travaux préparatoires : une femme asiatique se voit refuser l’accès à un hôtel en raison de stéréotypes l’associant à des services sexuels, mêlant ainsi genre et origine ethnique de manière indissociable.
Le texte légal (voyez l’article 18, 3° et 4° de la loi anti-discrimination), en vigueur depuis le 30 juillet 2023, donne désormais explicitement au juge le pouvoir de cumuler les indemnisations forfaitaires « pour tenir compte du nombre additionné de critères cumulés ».
Le juge pourrait donc user de cette faculté afin d’octroyer, par exemple une double indemnité de six mois de rémunération (soit un an au total) en réparation d’une discrimination cumulée lorsqu’une travailleuse convainc avoir subi dans le cadre de son travail, un acte de discrimination en raison de son genre et de son état de santé.
Cumul d’indemnités en cas de licenciement
Le texte légal général en pratique (pour les travailleurs sous contrat de travail du secteur privé) est la fameuse CCT n° 109 concernant les motifs du licenciement.
Ce texte prévoit une indemnité comprise entre 3 et 17 semaines de rémunération si le travailleur parvient à convaincre que son licenciement doit être qualifié de « manifestement déraisonnable ».
Il est prévu à l’article 9§3 : « L’indemnisation n’est pas cumulable avec toute autre indemnité qui est due par l’employeur à l’occasion de la fin du contrat de travail (…) ».
Cela étant, lorsque le travailleur estime que son licenciement est lié à un (ou plusieurs) des critères protégés par l’arsenal législatif anti-discrimination, et qu’il l’estime aussi manifestement déraisonnable, doit-il faire le choix entre les indemnités forfaitaires ou peut-il les cumuler ?
D’un côté, on considère que le travailleur doit faire un choix vu que l’indemnité de la CCT 109 ne peut se cumuler avec une indemnité due à l’occasion de la fin du contrat de travail, ce qui est pourtant argué par le travailleur qui estime avoir subi un « licenciement discriminatoire »[4].
De l’autre, on considère plutôt que les indemnités prévues par les lois anti-discrimination ne sont pas des indemnités dues à l’occasion de la fin du contrat de travail puisqu’elles trouvent leur source dans une cause distincte et qu’elles sont donc cumulables avec l’indemnité prévue par la CCT 109[5].
Force est de constater que la jurisprudence des Cours du travail du pays est assez équivoque sur cette question de cumul discrimination-CCT 109. Il serait intéressant que la Cour de cassation tranche le débat.
Notons qu’il peut aussi être pris en considération d’autres indemnités de protection contre le licenciement (en cas de crédit-temps, de maternité, de plainte formelle psychosociale, …).
Ainsi il a pu être arrêté par la Cour du travail d’Anvers qu’une travailleuse licenciée en raison de sa maternité pouvait revendiquer trois indemnités forfaitaires de six mois, soit une réparation financière équivalente à un an et demi de rémunération (protection maternité, discrimination sur base de l’état de santé et discrimination sur base du genre)[6] ;
Dans un arrêt récent, la Cour du travail de Liège a également alloué une triple indemnité en faveur d’une travailleuse licenciée (protection maternité, discrimination sur base du genre et CCT 109)[7].
D’autres exemples de cumuls peuvent être trouvés et théoriquement invoqués par les plaideurs.
En conclusion, force est de constater que ces questions de cumul dépassent l’intérêt purement théorique car ont un sérieux impact sur le montant de l’indemnisation poursuivie concrètement par les travailleurs. Nous avons en effet pu constater des arrêts en degré d’appel octroyant une triple indemnité…
Le praticien y sera attentif ! Nous pensons que la reconnaissance légale commentée ci-dessus de cumul de discriminations et la possibilité donnée au juge de cumuler les indemnités forfaitaires rajoutent encore davantage de remous quant aux situations pratiques et choix stratégiques à poser en matière de demandes judiciaires liées à ces aspects.
[1] Voyez J. RINGELEM, et P. WAUTELET, « Commission d’évaluation des lois fédérales tendant à lutter contre la discrimination, RAPPORT FINAL Combattre la discrimination, les discours de haine et les délits de haine : une responsabilité partagée, disponible sur www.equal.beligum.be, février 2022, p.23.
[2] Loi du 28 juin 2023 portant modification de la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie, de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination et de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes, M.B., 20 juillet 2023.
[3] Projet de loi portant modification de la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie, de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination et de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes, Doc., Ch., 2022-2023, n°3366/001, p. 8.
[4] Exemples jurisprudentiels : C.T. Bruxelles, 19 décembre 2023, RG 2020/AB 420, terralaboris.be ; C.T. Bruxelles, 23 mai 2023, RG 2022/AB/59, terralaboris.be.
[5] Exemples jurisprudentiels : C.T. Mons, 23 septembre 2022, J.T.T., 2023, p. 166 ; C.T. Liège, 10 décembre 2024, RG 2024/AN/5, inédit.
[6]: C.T. Anvers, 4 janvier 2024, RG 2022/AA/369, terralaboris.be.
[7] C.T. Liège, 10 décembre 2024, RG 2024/AN/5, inédit.