L’économie collaborative bouscule les systèmes traditionnels.

Le système juridique n’est pas épargné, nous avons déjà pu le constater lorsque la Cour constitutionnelle sanctionna la loi offrant une exonération d’impôt aux utilisateurs des plateformes collaboratives (https://litiss.be/breaking-news-la-loi-sur-leconomie-collaborative-est-inconstitutionnelle/).

La saga continue : le Tribunal du travail francophone de Bruxelles a dû cette fois se prononcer sur l’épineuse question du statut social de travailleurs de ce turbulent secteur (jugement disponible ici).

La demande visait ainsi les coursiers Deliveroo : salariés ou indépendants ?

La loi pose avant tout le principe de libre choix des parties. C’est le principe fondateur en droit des contrats, la liberté contractuelle. Les parties conviennent ensemble de la nature du contrat.

Deliveroo et ses coursiers s’engagent à une relation indépendante. Les contrats n’en font aucun doute.

Mais la matière est d’ordre public, elle touche au financement de la sécurité sociale, pilier essentiel de notre Etat. La loi instaure donc une balise importante : les parties choisissent librement leur relation de travail MAIS l’exécution effective doit correspondre à la nature de la relation.

Nulle question en effet d’éviter le paiement des cotisations ONSS en s’accordant sur une relation indépendante qui se trouve être en pratique une relation d’employeur-salarié avec lien de subordination. Ce serait trop simple.

C’est ici toute la question qu’a dû élucider le Tribunal. Est-ce que le travail effectué par les coursiers Deliveroo correspondait réellement à une relation indépendante ou révélait-il plutôt l’existence d’un lien de subordination entre les deux ?

Le juge doit trancher sur base de critères établis par la loi. Après analyse de ces critères1, le Tribunal a confirmé la relation indépendante qui était convenue contractuellement :

  1. La liberté d’organisation du temps de travail : elle n’apparait pas limitée dans le chef des coursiers.
    • Chaque coursier est libre d’accepter ou de refuser une livraison et même connecté à l’application, le coursier est libre d’effectuer les commandes d’une autre plateforme
    • S’il existait des systèmes de priorité et de réservation, cela ne portait pas préjudice à la liberté de se connecter ou non à l’application
    • Le travail des coursiers dépend uniquement du nombre de commandes effectuées, Deliveroo n’a pas de pouvoir sur la fluctuation des demandes et sur les attributions aux coursiers
    • La preuve que les statistiques personnelles du système de tracking seraient utilisées par Deliveroo à des fins de surveillance et/ou de sanction n’est pas rapportée
    • Les éventuelles demandes de justification de Deliveroo à ses coursiers sur le temps de livraison se limitent à des cas particuliers de crevaison, adresse introuvable, accident… elles répondent à la politique commerciale de Deliveroo de s’engager à livrer dans les meilleurs délais.
  1. La liberté d’organisation de travail : elle n’apparait pas limitée dans le chef des coursiers
  • Deliveroo ne donne aucune instruction précise quant à la manière d’effectuer une livraison, les quelques instructions sont d’ordre opérationnel sans qu’elles puissent être considérées comme la manifestation d’un lien de subordination (par exemple : quelle entrée utiliser pour réceptionner les commandes…) ;
  • Il est normal de ne pas être payé lorsque la course est refusée ;
  • La fixation unilatérale du prix n’empêche pas le coursier de refuser la prestation ;
  • La limitation du choix de mode de transport se comprend puisqu’elle a une influence directe sur le temps de livraison ;
  • On rappelle que le coursier est libre d’user d’autres plateformes concurrentes et que le tracking est justifié par un but commercial légitime
  1. La possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique : absente selon le Tribunal
  • Les instructions figurant dans les contrats sont d’ordre général afin que la livraison se passe dans les meilleures conditions. Les instructions particulières sont propres aux clients, donc étrangères à Deliveroo ;
  • Il n’est pas démontré que le non-respect des instructions ferait l’objet de quelconque sanction
  • Le système de géolocalisation a pour seul objectif pour les clients de suivre la livraison, il n’est pas démontré qu’il est utilisé à des fins de surveillance et sanction
  • Les éventuelles réunions et entretiens ont pour objet de s’assurer que les directives générales sont bien comprises, elles ne créent pas de pouvoir hiérarchique

A la lumière de ce jugement, il nous semble que les plateformes du secteur particulier collaboratif de livraison en ligne doivent être attentives en particulier aux éléments suivants s’ils engagent des travailleurs sous contrat d’indépendance :

  • Il faut éviter toute forme de sanction, c’est ce que la Cour de cassation française avait reproché à TAKE EAT EASY (qui prévoyait des pénalités en cas de désinscription tardive, d’incapacité à réparer une crevaison, de refus de livraison, …) ;
  • Il faut garantir la liberté du coursier de se connecter ou non à la plateforme et d’accepter ou non des commandes, sans désavantages en conséquence ;
  • Il faut laisser le libre choix de l’itinéraire au coursier (éviter par exemple de faire correspondre la rémunération au respect ou non d’un itinéraire indiqué) ;
  • Ne pas collecter les données du système de tracking, certainement pas à des fins de surveillance.

Plus largement, cette décision constitue une application intéressante de la distinction importante entre subordination juridique et subordination économique.

Dans le cadre d’une relation indépendante, il est légitime de donner les directives du contrat afin de s’accorder sur le résultat attendu. Tout autre est de donner des instructions contraignantes pouvant déboucher sur des sanctions, touchant à l’organisation du travail, à la manière dont il doit être effectué et qui ne se limitent pas au seul résultat économique et commercial.

Le Tribunal semble avoir été convaincu que la relation entre Deliveroo et ses coursiers relevait plutôt d’une subordination économique.

Ce jugement rigoureusement motivé pose les balises pour jauger des situations borderline. Nul doute qu’il a été lu attentivement par les acteurs du secteur. A voir s’il fera jurisprudence ou s’il sera réformé en degré d’appel.

1 Pour mémoire, la loi établit des critères particuliers en fonction du secteur économique puis des critères généraux applicables à tous. Le Tribunal conclut, après analyse des critères particuliers du secteur du transport applicable à Deliveroo, à la présomption d’une relation avec lien de subordination, donc salarié. Mais cette présomption pouvait être renversée car les critères généraux priment. Notre contribution se limite donc à ces derniers qui in fine ont déterminé la nature de la relation.